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Entretien avec Alexis Mas, dirigeant de Condor

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A l’occasion des dix ans de la société, et au sortir d’un exercice 2020 historique pour elle malgré la crise sanitaire, le Film Français a interviewé Alexis Mas, dirigeant de Condor.

 

Avec le recul, comment regardez- vous le chemin parcouru en dix ans d’existence ?

Nous avons déjà la satisfaction d’être tou- jours présents après dix ans, car le métier est compliqué. Et les difficultés sont croissantes à cause de la crise sanitaire. Au-delà, je retiens aussi notre parcours ascensionnel. Nous avons démarré à deux, dans un petit bureau, pour nous retrouver aujourd’hui avec une douzaine de collaborateurs et un line-up très diversifié. Quand on met bout à bout les sorties salle et vidéo, nous accompagnons chaque année près de 25 films. C’est un beau volume. Évidemment, en dix ans, il nous a fallu adapter le modèle à plusieurs reprises. Cette capacité d’adaptation constitue d’ail- leurs une de nos qualités premières : grâce à notre petite taille, nous arrivons toujours à rebondir et tenter de nouvelles choses.

Comment a évolué votre activité ? Votre incursion dans la distribution salle, arrivée plus tard, était-elle prévue dès l’origine ?

Tout à fait. Notre premier mois d’activité commerciale était janvier 2011, et déjà, le marché vidéo, majoritairement physique à l’époque, avait bien entamé sa chute. La stratégie initiale a toujours été d’asseoir la société avec la vidéo et d’investir rapidement le créneau salle. Nous l’avons abordé en 2013, avec le diptyque Shokuzaï. Nous étions alors sur des line-ups de trois ou quatre titres par an, pour huit à neuf sorties annuelles aujourd’hui, soit le bon volume à notre niveau. Cette progression va de pair avec le chiffre d’affaires salle. En 2020, nous avons réalisé une très bonne année en distribution, qui représente les deux tiers du chiffre d’affaires annuel, là où la vidéo a souffert des fermetures de magasins. C’est fluctuant, évidemment, mais c’est la raison pour laquelle nous maintenons un modèle économique hybride, salle et vidéo, pour nous adapter aux spécificités de chaque année. En outre, notre ligne éditoriale en vidéo ne se concentre pas sur les mêmes films que la salle, ce qui participe à la diversification du portefeuille.

Qu’est-ce qui distingue ces lignes éditoriales ?

En vidéo, nous avons développé une spécialité dans les “blockbusters du nouveau monde”. Soit de gros titres issus de pays dont la production de films commerciaux est récemment montée en gamme, qui concentrent de gros capitaux mais ne s’exportent guère en salle. Par exemple la Russie, qui a fourni notre plus gros succès cette année avec Abigail: le pouvoir de l’élue d’Aleksandr Boguslavskiy. Ou encore l’Indonésie avec Red Storm de Joko Anwar, un film de superhéros. Et là, en janvier, nous sortons le Brésilien Nightwatcher de Gustavo Bonafé. L’idée est de capter le cinéma populaire de ces territoires et de l’importer en vidéo sous la bannière du cinéma de genre. Ils forment nos locomotives. En parallèle, nous rachetons également les droits d’autres distributeurs pour des sorties dont l’enjeu est surtout éditorial, comme Lettre à Franco d’Alejandro Amenábar, sorti par Haut et Court, ou Noureev de Ralph Fiennes, distribué par Rezo. Et nous éditons aussi tous nos titres en salle, plus orientés vers les films d’auteurs internationaux.

Vous avez rencontré cette année votre plus important succès salle avec L’ombre de Staline, et ce, malgré la crise. Comment considérez-vous la carrière du film ?

L’ombre de Staline a un statut paradoxal chez nous, car il a failli être notre fossoyeur. Il devait sortir au printemps, quatre jours après le début du confinement, et tous nos frais étaient engagés. Les montants étaient si faramineux que les offres des diffuseurs TV ou SVàD auraient induit trop de pertes pour le film, donc autant tenter la réouverture des salles. Rétrospectivement, tout le monde craignait cette réouverture, alors que c’est surtout lors des deux mois qui ont suivi que le marché s’est effondré. Nous avons aussi bénéficié du fait d’être une des rares propositions internationales. Et c’est là qu’intervient notre compétence de distributeur : élargir le positionnement du film pour l’adresser aussi aux publics des circuits généralistes, en le travaillant comme un thriller, en le doublant en VF… Ce marketing est un peu notre marque de fabrique en salle: rassembler autant que possible autour de titres aux cibles premières parfois restreintes. Avec un positionnement qui ne choquera pas le public cinéphile, mais pourra aussi intéresser des occasionnels.

En 2019, votre plus gros succès était Ceux qui travaillent. Vous vous êtes engagés très en amont sur les deux prochains opus
de ce triptyque suisse. Pourquoi ?

Tout nous poussait à nous engager plus avant dans ce projet. C’est une trilogie dont on connaît déjà l’auteur, et la carrière française du premier volet, que nous avons orchestrée, a été déterminante dans la mise en production des deux derniers chapitres. La carrière domestique de Ceux qui travaillent, en Suisse, avait été assez confidentielle. Il n’y aurait pas eu de suite, même si artistiquement elle avait déjà été pensée, s’il n’avait pas enregistré près de 200 000 entrées en France. C’est typique- ment le genre de projets, où nous connais- sons l’auteur et avons déjà réalisé un succès avec lui, dans lequel nous nous sentons légitimes de nous impliquer plus avant.

Quelle évolution envisagez-vous pour votre activité de coproduction ?

Comme nous sommes souvent positionnés sur des films étrangers, notre objectif est de pouvoir être un relais aussi en coproduction pour ces œuvres. Vu que nous prenons les mandats de distribution de films étrangers encore en cours de fabrication ou même en écriture, il n’y a que des avantages à s’engager comme coproducteur.

Quel est l’impact le plus marquant de cette année de crise sanitaire sur Condor ?

Nous avons pu nous rendre compte cette année que nous étions une société vraiment résiliente. Notamment de par notre double modèle. C’est la leçon que je tire de la crise : la diversification et le panachage des canaux de revenus sont une aide précieuse dans cette période. Parce que tout ne peut pas lâcher en même temps.

L’offre et l’espace d’exposition des films en salle s’annoncent déjà comme des problématiques majeures pour plusieurs secteurs de la filière dans l’année à venir…

Nous pressentons déjà des tensions autour de l’offre et de l’espace. L’enjeu sera surtout de savoir quand le marché retrouvera une stabilité. Là est la grande inconnue : va-t- on continuer sur un régime de stop-and- go, alternant réouvertures et fermetures ponctuelles des salles ? Tant que nous serons dans cette phase-là, il faudra être sacrément agile. Au-delà, même après la réouverture définitive, il y aura un stock très important de films à écouler. Il ne va pas être possible de décliner en quelques mois toute une année de line-up, avec 15 ou 20 titres en attente. Ces effets de surstock vont tendre plus encore les relations avec les exploitants. Dans ce contexte, il y a tou- jours une prime aux gros et aux puissants. Il nous faudra faire encore plus nos preuves pour avoir voix au chapitre et sortir nos films. Mais notre modèle hybride nous offre la faculté de lever le pied quelque temps, et laisser la purge des stocks se faire en nous concentrant sur d’autres activités. Pour les structures non-diversifiées, ça va être raide.

Quels seront vos grands rendez- vous en salle cette année ?

Nous avons plusieurs titres phares, évidemment encore non-datés. Tout d’abord Quo vadis, Aida? de Jasmila Zbanic, un film important pour nous, remarqué en compétition à Venise et doublement primé aux Arcs (dont la Flèche de cristal, Ndlr). Mais aussi Wendy, le deuxième long de Benh Zeitlin, oscarisé pour Les bêtes du Sud sauvage, que nous devions sortir en décembre, ou encore Balloon de Pema Tseden, petite pépite art et essai découverte à Venise en 2019. Nous aurons aussi The Souvenir de Joanna Hogg, produit par Martin Scorsese et grand prix à Sundance 2019, pour lequel nous préparons un dispositif particulier, car nous avons acquis l’ensemble de la filmographie de la réalisatrice, sur l’intégralité des droits. Des films surtout montrés à l’international, pour la plupart inédits en France, que nous allons proposer en préambule à The Souvenir, soit un corpus de courts et trois longs : Unrelated, Archipelago et Exhibition. Sachant que nous sortirons aussi la suite du diptyque, The Souvenir Part Two, après une première, on l’espère, en festival international.

Au-delà de la crise, au long terme, quels seraient les principaux développements de Condor ?

Nous nous interrogeons sur les opportunités en ventes internationales, mais 2020 a beaucoup douché cette ambition, car ce secteur a connu un exercice très compliqué. Nous nous posons aussi la question d’intervenir dans l’exploitation. La reconfiguration du marché dans les années à venir créera peut-être des opportunités, mais reste à savoir comment il va muter. Quand on voit certaines majors se réorienter sur le digital, on peut s’interroger. Je suis aussi taraudé par la guerre des plateformes. Leur modèle économique s’appuie de plus en plus sur un système d’exclusivité. Une privatisation de contenus plutôt rétrograde, qui renvoie aux grands studios américains de la première moitié du siècle dernier, et dont je n’arrive à envisager ni la pérennité ni les bénéfices pour la filière. Elle fait déjà tellement de dégâts sur les acteurs historiques que je n’ose en imaginer l’avenir. D’autant que les enjeux économiques et les dettes de certaines plateformes sont si massifs : qu’en sera-t-il quand leurs marchés ne seront plus en expansion, car stabilisés en termes d’abonnés ?